La maison, tome 4
On ne tarda pas à comprendre que cette petite clé dorée était un cadeau empoisonné. Chaque fois que des copains ou de la famille venaient manger à la maison le dimanche (c’était une période où on invitait encore beaucoup le dimanche), on ne résistait pas à la tentation de les emmener, à titre de promenade digestive, voir notre « château », comme nous avions désormais coutume de l’appeler en plaisantant.
Généralement, les gens s’extasiaient sur le charme incroyable qui se dégageait de l’ensemble… Mais une phrase sans cesse revenait émailler les propos admiratifs, une phrase lancinante qui me faisait l’effet d’une brûlure au fer rouge :
— Par contre, vous avez du courage ! Parce que, quel boulot ! Mon Dieu !
On essayait bien de relativiser, mais au fur et à mesure que l’on multipliait les visites, le cœur y était de moins en moins. Ce fameux courage, tant loué par nos amis, je le sentais fondre comme neige au soleil.
L’épreuve la plus dure fut le jour où l’on a fait visiter à la famille de Marie-Claude. Je me souviendrai toujours de l’air navré de ses parents, des taquineries de son frère et de sa sœur.
— Ah ben, je préfère pour vous que pour moi…
— Vous n’êtes pas sortis de l’auberge mes pauvres enfants…
— Partir deux mois l’été, c’est fini ma vieille !
— Tu comptes acheter une machette pour le jardin ?
— Et combien y’a en tout ? 2300 m2 ? C’est que ça fait un bout, ça…
— Vous ne vous en sortirez jamais…
— Et toutes les orties ! J’sais pas si vous arriverez un jour à vous en débarrasser, au point où c’en est arrivé…
Les serres derrière avaient beaucoup moins de charme que la première fois, envahies elles aussi par les hautes herbes et les orties et, nous étions obligés de nous rendre à l’évidence, avec toutes les vitres qui avaient été brisées depuis notre visite enchanteresse, l’ensemble ressemblait de plus en plus à une ruine désolée. Sans doute les gosses du quartier qui savaient que la baraque avaient été vendue et qui s’en donnaient à cœur joie. Il faut dire qu’il n’y avait aucun portail pour leur interdire l’accès du terrain…
Ce soir-là, nous avons reconnu pour la première fois que nous étions tous les deux beaucoup plus inquiets au fond que ce que nous avions jusque là laissé paraître. Nous avons convenu aussi de ne plus y retourner tant que nous ne pouvions rien y faire sinon assister, impuissants, à l’exubérante invasion des mauvaises herbes diverses et variées. Je n’avais jamais remarqué à quel point, sous nos latitudes dites tempérées, les végétaux peuvent déployer une telle énergie conquérante, parvenir à de telles hauteurs, et certaines feuilles d’espèces que je n’aurais jamais imaginé rencontrer par ici atteindre des surfaces aussi proprement sidérantes. En Guyane, peut-être, mais à Jouars-Pontchartrain, à deux pas du parc du château de Versailles, si policé, si civilisé, si impeccablement tenu…Jamais je n’aurais cru la nature capable de tels débordements. La violence verte, l’implacable croissance folle d’un monde végétal débridé, déchaîné, dément…
Très vite, à ce sujet, un conflit surgit entre nous : Marie-Claude était partisane d’acheter une débroussailleuse et d’employer nos jours de congé avant les vacances d’été à broyer tout ça. Je rétorquai que tant que la maison n’était pas à nous, il n’était pas question d’y investir du temps et de l’argent, peut-être à fond perdu si les locataires n’avaient pas quitté la baraque au jour dit. Et presque malgré moi, mais sans vouloir encore me l’avouer, je me disais que ce ne serait peut-être pas si mal, au fond, s’ils n’avaient pas vidé les lieux au premier novembre…
Le traditionnel départ pour les Cévennes du début juillet nous mit d’accord, au moins pour un temps. Il était temps, de surcroît, que nous nous changions les idées. Et puis, je ne pouvais m’empêcher aussi de songer qu’il fallait profiter de ces vacances car il n’y en aurait peut-être pas d’autres avant longtemps… Jean-Claude me l’avait dit, et j’entendais souvent ses paroles résonner en moi comme un sinistre écho :
« Faut vous mettre dans la tête que ce sera à peu près quatre ans sans vacances »