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Pierre d'écriture
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31 octobre 2005

La tête encore là-bas

journal

La chaleur estivale et les baignades sur les plages ont fait les gros titres de la presse locale : quelle chance d'avoir été en vacances durant cette semaine-là !

J'en ai bien profité, je me suis baigné tous les jours...

Le bouquin qui est sur le journal, c'est un livre que j'ai trouvé chez un brocanteur à Biscarosse (quatre pour un euro) : il m'a merveilleusement accompagné tout au long de cette semaine de vacances et c'est sans doute l'un des meilleurs bouquins que j'ai lu ces dernières années. On y sent la mer vivre, on la voit, on entend le ressac, on frémit quand surviennent  ses terribles colères qui endeuillent le village de pêcheurs de l'Herbaudière sur l'île de Noirmoutier.

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Commentaires
J
Un bien beau texte, Alain... Merci.
A
A l'amateur des gens de mer, à l'écrivain ordinaire (qui oublie qu'il existe un bel éventail de revues qui liraient sans aucun doute ses textes d'un oeil bienveillant) et à tous ses amis.<br /> <br /> <br /> <br /> LE PORT DE GRANVILLE<br /> <br /> L'espace des marins a une dimension particulière, englobant le plus naturellement du monde ce qui pour tout autre est la limite, le bout, la fin. Qu'un rivage soit une frontière, voilà une idée commode de "gens de terre" ! La frontière des "gens de mer" se situe, elle, quelque part loin des côtes, à la lisière où, je suppose, on vit sans avoir à imaginer le large. <br /> Il en est de même du temps : la mer a ses heures et Granville la suit, respirant au rythme des marées, du va-et-vient des chalutiers. Ces petits navires bigarrés, aux manœuvres élégantes, se pressent à l'entrée du port comme une colonie d'abeilles, dès que les portes du bassin s'ouvrent, pour se disputer les pontons dans un concert d'affolements de moteur et d'insultes gouailleuses. Puis c'est à qui déchargera le plus vite les caisses d'araignées ou de poissons luisants, les portera à la criée, embarquera le nécessaire pour le prochain départ. À croire qu'ils doivent repartir sur-le-champ, alors que, déjà, la sirène signale la fermeture des portes. Sous l'odeur du gasoil brûlé par cent Diesel qu'on n'arrête pas et la puanteur iodée de quelques crustacés en décomposition, les marins en ciré jaune ou bleu s'affairent dans une suite de gestes tous brutaux mais, pourtant, tous précis. Les caisses pleines de poissons, hissées du fond des cales et jetées en cadence les unes sur les autres, s'empilent sans que personne ne semble y prêter attention. Tout au plus, de temps à autre, un robuste coup de pied rectifie-t-il l'équilibre. Un mousse lave le pont à grands coups de jet d'eau, sans s'occuper de ses compagnons qui passent en l'injuriant. Ailleurs, un mécanicien dévisse un boulon récalcitrant en frappant furieusement sur une clé démesurée. Les façades alentours renvoient l'écho de la note claire jusqu'à ce que, tout à coup, la rouille cède dans une plainte déchirante. Au-dessus de la mêlée, les poulies gémissent et les mouettes criaillent, furieuses de ne pouvoir rapiner tranquillement ce qui traîne. On rit, on crie, on se chahute à l'unisson du bruit assourdissant des moteurs et des accastillages qui s'entrechoquent, on pose sans façon en divers tas, à même le quai, ce qui doit être jeté, réparé, ramené à la maison ou, encore, entreposé à l'atelier. Les épouses, tout sourire de savoir l'équipage encore une fois rentré au port, parachèvent ce premier tri en protestant, pour le plaisir. Elles ont apporté les vivres, les boîtes de graisse rouge, les vêtements propres, les pièces de rechange utiles à la prochaine sortie, plus une fleur, un livre, un "petit mot", pour la tendresse. Maintenant, elles allument une cigarette qu'elles glissent entre les lèvres de leur homme et jugent de la gravité d'une blessure que le sel a blanchie. <br /> Puis, telle l'océan après la tempête, toute cette effervescence retombe. Les camions frigorifiques sont partis pour Paris, les voitures viennent de démarrer dans un concert de Klaxons, le mécanicien s'éloigne, le dos voûté mais le pas décidé, déjà ragaillardi par l'idée d'un bon verre. On entend juste le bruit du clapot entre les coques et le choc des praires que les mouettes affamées peuvent enfin laisser tomber de haut sur la pierre du quai pour en briser la coquille. Voilà, c'est terminé. Quelle heure est-il ? Huit heures ? Neuf heures du soir ? Il est minuit vingt-cinq. Personne n'a remarqué. Ça n'a pas d'importance : la mer a ses heures et Granville la suit. Et, pour qu'on le sache bien, tous les feux restent allumés. <br /> Le port est prêté aux derniers badauds qui en font le tour en rêvant. Il leur suffirait pourtant de regarder les pièces métalliques, tordues, rouillées, cassées ou les cordages épais, au crin ébouriffé, répandus parmi les flaques huileuses et dans lesquels il vaut mieux éviter de se prendre les pieds, pour comprendre qu'il n'y a là, en réalité, que peine et douleur. Mais il est vrai qu'ils longent une de leurs frontières…
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