La dame de la télé
Je vais désormais, de temps en temps, inviter ici un ami...
Aujourd'hui, je vous donne à lire l'une des chroniques de Maurice Campagnolo, qu'un ami m'envoie régulièrement...
La dame de la télé
C’est pour Kevin Bonal que la dame de la télé est venue me voir, après la sieste du mercredi et les mots croisés du Canard enchaîné. J’ai fait un peu de ménage par respect, quand même. C’était une fille magnifique, très dame de la télé et c’était pour une émission que je ne connaissais pas, c’est ce que je lui ai dit. D’ailleurs, je ne regarde plus la télé, ou alors le sport, quelquefois, mais… Elle a souri, elle avait un très beau sourire.
Elle m’appelait Mon cher Monsieur Campagnolo et m’expliquait que Kevin Bonal, le chanteur, était l’invité de la soirée, qu’on parlerait de son enfance et qu’on voulait lui faire la surprise de son ancien instituteur, que ce serait émouvant et qu’on irait de sa petite larme comme on va dans ce genre de situation. Je ne savais pas si j’avais envie de pleurer à la télé, mais j’ai dit bon d’accord, un peu pour la dame de la télé en fait.
Ils sont venus me chercher un samedi matin en voiture de la télé, parce que j’ai peur en avion. Paris, le périph’, une banlieue informe, des hangars, des couloirs… Ils m’ont offert à boire. Du Champagne pas trop frais.
La dame de la télé était là. Elle m’a dit comme vous êtes beau, Mon cher Monsieur Campagnolo et elle m’a fait la bise. Elle m’a présenté Michel Rivière, l’animateur. Il ne tenait pas en place.
Ils m’ont maquillé et m’ont dit qu’ils viendraient me chercher. J’ai attendu dans un fauteuil au milieu des câbles et des petites lumières qui clignotent. Les techniciens tournaient tout autour. Sur les écrans, je voyais le studio, le public qu’on excitait et Michel Rivière qui ne tenait pas en place.
Alors l’émission a commencé…
Je n’ai pas reconnu Kevin Bonal. En fait, j’en avais un vague souvenir… Ce2-Cm1-Cm2 en 1986 sans doute, ou 87 alors, oui peut-être, c’est l’année d’Aurélie, il me semble…
Là, aplati par l’écran, il avait l’air gris.
Ils m’ont dit de me préparer et Michel Rivière a regardé les téléspectateurs au fond des yeux et il a dit VOTRE SURPRISE KEVIN et ils m’ont dit C’EST A VOUS et alors, j’ai dit que je n’irai pas…
Au moment où ils m’ont dit c’est à vous, je ne sais pas pourquoi, j’ai pensé à la petite école aux fenêtres ouvertes sur la cour parce qu’il faisait chaud. Aurélie sur la balançoire, les tourterelles de la volière, Denis qui apporte le courrier et la photocopieuse qui ronronne… C’était un printemps d’école dans une large et libre douceur, bien loin, très loin des petites lumières qui clignotent.
Alors, j’ai dit que je n’irai pas.
Michel Rivière regardait de mon côté. Kevin Bonal souriait niaisement. Le public en suspens, des dizaines de visages et trois viseurs de caméra attendaient ahuris que la bête sorte du toril. Ils étaient livides.
La dame de la télé est arrivée, elle m’a pris par la main, elle a fait la douce, puis la plaintive et la sévère, et l’hystérique… puis aphone… puis décomposée.
J’ai dit que je n’irai pas.
Je ne sais plus ce qu’ils m’ont raconté mais ils m’ont jeté. J’ai traversé des couloirs déserts et je me suis retrouvé sur un parking, tout seul, sans argent, sans adresse, dans une banlieue saumâtre… et j’étais content.
Maurice