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Pierre d'écriture
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4 mai 2006

La chronique de Maurice

Le jeudi, c'est le jour où je reçois la chronique de Maurice. C'est une page en document joint que je trouve dans mes courriels, avec une régularité exemplaire, chaque jeudi matin...

Je vous livre celle de jeudi dernier :

Le jardin du voisin

Le ballon, pour la deuxième fois de la récré, passe les frontières de la cour et s’écrase dans le jardin du voisin. Lui, c’est Armand et ça le fait marrer ce ballon dans la planche aux échalotes. Il expire un rire étouffé, comme une toux, d’où ricochent les souvenirs des charivaris d’avant-guerre, des casseroles accrochées à la Rosalie du père Marot, des bombes à eau dans la comice agricole, des baignades à l’étang des Sales, il faisait beau, on sautait des branches du grand saule, c’était juillet 39, bonjour-bonjour les hirondelles…

C’est le soir de sa vie maintenant… une étincelle allume des retours d’enfance, un crépitement dans les jours mornes, un ballon dans la planche aux échalotes…

Des Jersey demi-longues. Armand les plante en février, avant tout le monde, avant les fèves même. On le voit de la cour, plié en deux, qui enfonce le bulbe serré entre trois doigts. Les houppes sortent de terre, tous les vingt centimètres, bravant les frimas. Ce sont les échalotes, ça sent la fin de l’hiver, on ne le sait pas encore, mais on le devine à l’air qui mollit. Les petits viennent et se suspendent au grillage, les mains accrochées, le nez dans les mailles et disent tu fais quoi Armand… alors, quand la maîtresse regarde ailleurs, Armand fouille sa poche, en sort des bonbons et les glisse à travers, dans les petites menottes ouvertes. Tout à l’heure, la maîtresse demandera c’est quoi ces bonbons… les petits ne diront rien… de toute façon, ils auront la bouche pleine.

Là, ça y est, on est dans les beaux jours, ils ont fini d’ensiler, ils vont faner bientôt, et roundballer encore, la noria des tracteurs dans le couchant, les pollens qui agacent, les yeux de la maîtresse qui pleurent, c’est bientôt la kermesse et les vacances. Tu fais quoi Armand, disent les petits. On le voit. Il passe entre les rangs pour cueillir les fèves. Le panier est plein. Des Séville à longue cosse. Comme des castagnettes. Tu fais quoi, Armand… il en prend une, il ouvre la gousse, étend les graines sur la paume et leur montre aux petits... on la mange nature, ou à la croque-au-sel comme les radis. Il leur montre. C’est meilleur comme ça. C’est mieux que les bonbons. La maîtresse regarde.

En juillet, la cour est muette. Lulu a fait le grand ménage dans les classes, les guêpes se cognent contre les baies vitrées du préau couvert, les touffes d’herbe pointent dans les faiblesses du bitume, les feuilles d’acacia commencent à jaunir et à tomber, grillées par la sécheresse. L’orage les emportera dans le caniveau. Armand ne parle plus à grand monde sous son chapeau de paille. Il s’ennuie et sa hanche lui fait mal. La citerne est loin des plants de haricots, des haricots à ne savoir qu’en faire, maintenant… Sa femme est morte, en plein été, comme ça, alors qu’ils suspendaient les guirlandes de la fête votive. La voiture sono passait mais d’un coup, dans la vie d’Armand, il n’entend plus rien et la lumière se trouble… c’est tombé comme une brume sur la transparence du monde.

Une prochaine fois, dans une autre saison, le ballon passera dans le jardin du voisin.
Il s’écrasera sur la friche.
On le verra rouler dans le liseron, la chélidoine, l’angélique et la carotte sauvage.
On attendra quelqu’un pour le relancer…
On attendra quelqu’un…
Il est où Armand… demanderont les petits.

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