L'éphémère

Nous feuilletons des magazines, écoutons la radio ou des disques, allons au cinéma, regardons la télé et toutes ces activités nous donnent à voir, sans même que l'on y pense, des moments arrêtés, figés, pétrifiés, vitrifiés... Des gens qui nous parlent sont déjà morts depuis longtemps, et de jeunes premiers plein de vitalité sont perclus de rhumatisme...

Nous avons aujourd'hui en notre possession des tas de machines à figer l'éphémère : les appareils photo, les magnétophones, les caméras vidéo... Tous ces appareils immortalisent un instant, une attitude, un geste, une inflexion de voix, une mimique, l'expression fugitive d'une fraction de seconde, toutes choses fugaces et détails futiles qui, s'ils n'avaient pas été immobilisés, enregistrés, n'auraient jamais surnagé dans la mémoire, seraient restés de simples fétus de paille dans le torrent de la vie.

Et nous nous revoyons des années en arrière, et nous nous réentendons et nous nous demandons s'il s'agit bien de nous. Ce que la mémoire seule unifiait, les machines à figer l'éphémère le disjoignent et nous font faire l'expérience singulière de notre étrangeté.

Tout change, tout roule, tout coule, tout se transforme mais notre mémoire est le lit de la rivière qui relie la source au confluent.

Toutes ces machines qui n'existent pas depuis tellement longtemps après tout, une goutte d'eau dans l'océan à l'échelle de l'histoire de l'humanité, toutes ces machines soustraient de la marche du temps des bribes d'éphémère et, si l'on y songe vraiment, c'est particulièrement troublant.